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La garde des Sceaux, Christiane Taubira, sur le perron de l'Élysée, le 13 mars.
La ministre veut supprimer la garde à vue de 96 heures pour les escroqueries en bande organisée. Douane et police judiciaire s'inquiètent.

Juridisme ou excès de prudence? La garde des Sceaux, Christiane Taubira, a fait adopter au Sénat, le 24 février dernier, au nom du gouvernement, en «procédure accélérée», un amendement qui ulcère tous les spécialistes de la police judiciaire et des douanes. Insérée dans le projet de loi sur le «droit à l'information dans le cadre des procédures pénales», qui sera examiné à l'Assemblée en avril, cette disposition interdit le recours à la garde à vue de quatre jours dans les affaires d'escroquerie en bande organisée.


Un dossier type? La gigantesque fraude à la taxe carbone dont le cerveau présumé a été arrêté le 10 janvier dernier à Roissy. Elle a conduit à des dizaines d'interpellations de Paris à Tel-Aviv. Les protagonistes sont suspectés d'avoir détourné 6 milliards d'euros, à travers des sociétés écrans ayant ouvert des comptes à Hongkong et Dubaï. Dans ce dossier encore à l'instruction, la collusion avec la mafia, notamment géorgienne, semble si évidente aux enquêteurs qu'ils font le lien avec des séquestrations et plusieurs assassinats récents en région parisienne.

Un rapport récent de la Commission européenne révélait que les seules fraudes à la TVA représentent pour l'État français 32 milliards d'euros de manque à gagner par an. Ce qui place Paris juste derrière l'Italie et ses combinazione (36 milliards d'euros).

Avec l'amendement Taubira, «les grands truands reconvertis dans ces arnaques juteuses, où nous ramassons régulièrement des cadavres, auront droit au même traitement que le simple conducteur arrêté en état d'ivresse, soumis au mieux à 24 heures de garde à vue renouvelables une fois. C'est ahurissant! Il ne se passe pas un mois désormais sans que l'on tente de désarmer les acteurs de l'investigation», proteste Jean-Paul Mégret, numéro deux du Syndicat indépendant des commissaires de police.

Des préoccupations bien différentes

Pour justifier son choix, le gouvernement dit s'appuyer sur une décision du Conseil constitutionnel du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale. Celui-ci avait, en effet, estimé qu'en matière fiscale, mais aussi pour les délits de corruption ou de trafic d'influence, une garde à vue de 96 heures n'était pas proportionnée, puisque ces délits ne portent pas «atteinte en eux-mêmes à la sécurité, à la dignité ou à la vie des personnes».

Mais voilà: les Sages ne visent pas dans leur décision l'escroquerie en bande organisée. La Chancellerie défend pourtant son amendement en expliquant que la loi du 17 mai 2011 qui qualifie ce délit et «sur laquelle le Conseil constitutionnel ne s'est pas prononcé, est très probablement contraire à la Constitution». Une formulation «bien approximative», concède un magistrat.

La crainte exprimée par la Place Vendôme est qu'un recours, sous forme de question prioritaire de constitutionnalité (QPC), n'aboutisse. Ce pourrait être le cas dans l'affaire de l'arbitrage contesté en faveur de Bernard Tapie, si ses avocats voulaient faire capoter les poursuites dont leur client est l'objet, ainsi que plusieurs autres personnalités proches de Nicolas Sarkozy.

Mais la police et la douane ont des préoccupations bien différentes. « Les affaires d'escroquerie en bande organisée sont complexes. Les 96 heures sont indispensables, par exemple, pour obtenir des réquisitions bancaires, car si nous les faisions avant la garde à vue, le système est à ce point poreux que les clients suspectés seraient alertés », explique le commissaire Mégret.

Pourquoi l'amendement est-il passé en procédure accélérée, avec des soutiens à droite comme à gauche? Patron de Synergie-officiers, Patrice Ribeiro spécule: «Peut-être certains ont-ils voulu se préserver un avenir, car les affaires d'argent sale tombent souvent sous le coup d'une telle incrimination.»